23 juin 2015

La solitude du manager

MANUEL VAZQUEZ MONTALBAN, "La solitude du manager", Points, Paris, 2014
Cher Manuel,

Je viens tout juste de me procurer votre livre « La solitude du manager » et sachez que je puis d’ores et déjà vous affirmer qu’il s’agira d’une œuvre phare dans ma vie.
Pour ne rien vous cacher, je suis moi-même manager de ma propre société et – comme vous le dites si bien dans votre titre – la solitude est souvent ma plus fidèle compagne.

Mon enfer commence dès le matin, alors que je m’éveille seul dans la froideur de mes draps de soie. Je mange ensuite un frugal petit déjeuner mais celui-ci n’est même pas préparer par la main aimante de ma femme, seulement par la main experte de ma cuisinière privée (qui, je dois lui laisser, est vraiment à la hauteur de l’énorme salaire que je lui verse chaque mois). Je pars ensuite avec Gontrand, mon chauffeur, qui me conduit au travail alors que les regards envieux et hostiles des passants se tournent vers ma luxueuse BMW (ou ma Ferrari, ça dépend de celle que je choisis avant de quitter ma villa).
Une fois arrivé au travail, l’horreur continue. Telle une âme en peine condamnée à l’éternelle solitude, je monte vers mon bureau sans croiser personne. Cela vient sans doute du fait que je menace mes employés de renvoi s’ils ne sont pas tous à l'ouvrage à 8h du matin alors que, moi, j’arrive aux alentours de 10h30. Mais bon, cela ne change rien à ma tristesse.
Ensuite, je reste seul dans mon office et, enfoncé dans mon fauteuil en cuir, je réfléchis à qui je licencierai aujourd’hui pour une raison totalement arbitraire. Afin de m’assurer de recevoir de la visite – au moins des représentants syndicaux – je réfléchis aux changements injustes que j’apporterai dans le fonctionnement de la société la semaine suivante. Mais voilà… parfois, ça ne suffit pas. De plus en plus souvent, personne ne réagit à mes changements (de peur d’être transféré dans ma succursale au Bangladesh, je suppose) et je reste abandonné de tous, ressassant l’échec de mon plan en jouant avec mon coupe-papier en or blanc.
C’est ainsi qu’une fois ma journée de travail finie, aux alentours de 14h, je quitte les lieux pour me rendre dans un endroit où je peux m’abandonner à mon désespoir, à savoir mon terrain de golf privé. Je frappe quelques balles en compagnie de Gontrand, mais il fait exprès de perdre (car j’ai viré son prédécesseur un jour où il m’avait battu au huitième trou) et reste très absent (car j’ai viré le prédécesseur de son prédécesseur un jour où j’avais jugé qu’il était un peu trop bavard). Donc, finalement, c’est tout comme si j’étais seul, encore et toujours. Et avec le regard chargé de mélancolie, je regarde mes balles de golf décoller vers le ciel dans le soleil couchant et s’écraser sur la surface de ma piscine privée dans une gerbe d’eau dorée.

Pensez-vous que quelqu’un s’est déjà inquiété de mon malheur ? Croyez-vous qu’un seul de mes égoïstes employés s’est déjà senti concerné par l’état de mon pauvre petit cœur ? J’ai le regret de vous dire, cher Manuel, que personne ne l’a jamais fait. Vous êtes le premier. Et je ne vous en remercierai jamais assez.

Cordialement,

Jacques-Philibert de Poulot-Zeudor

Post Scriptum : Manuel, je viens de commencer la lecture et je constate avec effroi que votre personnage du manager meurt dans les premières pages. Je vous prierais donc de bien vouloir de ne pas tenir compte de la déclaration d’admiration susmentionnée. 

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